La tyrannie selon Blaise Pascal

Keywords: Bien – Devoir – Force – Injustice – Mérite – Tyrannie.

Abstract: Living at the height of absolutism, Pascal investigates with lucidity and acumen all the characteristics of tyrannical power, delving into the depths of the human heart and its hidden motives. He concludes that the desire for domination affects all men indifferently and has its root in concupiscence and self-love. He defines the characteristics of tyranny in the Thoughts and teaches how to handle it carefully in the Trois discours sur la condition des grands.

Tout l’éclat des grandeurs n’a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l’esprit.
Blaise Pascal, Fragment Preuves de Jésus-Christ n°12

Structure et sens d’un aphorisme

Le concept de tyrannie est l’un des plus débattus dans la théorie et la pratique politiques. La tyrannie est également une réalité fréquemment observable dans la vie quotidienne, à un niveau empirique. En tant que telle, elle génère des émotions politiques négatives : irritabilité, dégoût, anxiété, peur, colère.

Pascal explore trois caractéristiques de la tyrannie. La première est celle relative au désir de domination totale. La deuxième est liée à un autre type de désir, celui d’être aimé pour sa force ou craint pour sa beauté. La troisième caractéristique est le refus de reconnaître les mérites d’autrui.

La Tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre.
Diverses chambres de forts, de beaux, de bons esprits, de pieux, dont chacun règne chez soi, non ailleurs. Et quelquefois ils se rencontrent et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l’un de l’autre, car leur maîtrise est de divers genre. Ils ne s’entendent pas. Et leur faute est de vouloir régner partout. Rien ne le peut, non pas même la force : elle ne fait rien au royaume des savants, elle n’est maîtresse que des actions extérieures.
Tyrannie.
La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites, devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science.
On doit rendre ces devoirs-là, on est injuste de les refuser, et injuste d’en demander d’autres.
Ainsi ces discours sont faux et tyranniques : “Je suis beau, donc on doit me craindre ; je suis fort, donc on doit m’aimer ; je suis…” Et c’est de même être faux et tyrannique de dire : “Il n’est pas fort, donc je ne l’estimerai pas. Il n’est pas habile, donc je ne le craindrai pas.” »
Pascal, Pensées, 54.

Quand le philosophe français affirme que la tyrannie est le « désir universel de domination hors de son propre ordre », il la soustrait à la domination purement politique et va jusqu’à affirmer qu’elle est une prédisposition présente en chaque être humain, exactement comme l’est le péché.

Le titre du fragment, “Tyrannie”, est placé au centre. Une ligne de démarcation entre les deux aphorismes. Le premier, celui du début, dans lequel est indiquée une tyrannie universelle, violente ; le second, dans lequel la tyrannie ne revendique pas tout à elle-même, mais seulement une partie : « La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites, devoir d’amour à l’agrément, devoir de crainte à la force, devoir de créance à la science ».

Ce n’est pas le désir qui est condamné, mais le recours aux moyens pour obtenir quelque chose. Dans ce jeu de boîtes chinoises, il arrive que l’encastrement ne se produise pas. « Je suis beau, donc il faut me craindre », et voici la femme fatale rejetée dans ses prétentions. « Je suis fort, donc les gens doivent m’aimer », ce n’est que l’éternelle illusion des puissants.

Grand investigateur du “cœur” humain, le philosophe français en explore les côtés sombres et pervers. Dans la conception de Pascal de la tyrannie, nous voyons une composante fortement narcissique de la personnalité, ce narcissisme qui, comme l’affirme aujourd’hui la philosophe contemporaine Martha Nussbaum, s’il n’est pas correctement surmonté lors du passage de l’enfance à l’âge adulte, constitue un problème pour la démocratie et la coexistence civile. Et il ne fait aucun doute que la tyrannie est un problème à ne pas sous-estimer.

Pascal dit :

La Tyrannie consiste au désir de domination universel et hors de son ordre (92-58).

L’autorité politique n’a aucun droit d’ingérence dans les domaines scientifique, artistique, intellectuel ou religieux (et l’époque pas si lointaine de Covid nous avertit qu’elle n’en a pas non plus dans le domaine de la santé), parce qu’elle prétend étendre son domaine à des domaines qui ne relèvent pas de sa compétence et de sa juridiction. Mais ce faisant, le politique commet un abus de pouvoir.

Il ne faut pas oublier que Pascal, travaillant en milieu janséniste, connaissait bien la leçon de Cornelius Jansenius qui, dans Augustinus (publié à titre posthume en 1640), mettait l’accent sur la conscience des droits de l’individu et de la pensée personnelle contre l’absolutisme de l’autorité, y compris celle du papale.

La tyrannie de la force

Les concepts de justice et de force, que l’on retrouve dans le fragment 135 de l’édition Sellier, sont également liés au concept de tyrannie. [1]. Pascal déclare :

Il est juste que ce qui est juste soit suivi. Il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi.
La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique.
La justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée.
Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice, et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.
Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.

Dans ce morceau de Pascal, le philosophe et critique français Louis Marin (1931-1992) voit la légitimation par le droit de la politique par la force et la justice [2]. Mais l’interprétation de Pascal par Marin va encore plus loin, lorsqu’il s’agit de saisir l’opération de démasquage opérée par Pascal qui, derrière le mythe du contrat social et la fiction de l’état de nature qui le précède, révèle quel est le véritable fondement de la Loi : la violence.

Tout ordre politique serait donc un ordre tyrannique, du moins selon l’interprétation de Marin. Le caractère tyrannique de la force se trouverait dans la volonté de tout englober, de régner partout. Marin, à ce propos, écrit :

Deux définitions de la tyrannie [les fragments 91 et 92], c’est-à-dire de la force sans justice qui est la force même : violence absolue. Le fort dans son désir infini d’être le degré absolu de la force – paradoxe infini à la mesure de son désir – est désir de l’homogène, soit le désir de destruction de toute hétérogénéité[3].

La force est donc maîtresse des actions extérieures. En effet, tout système juridique repose sur elle, trouve sa légitimité dans la force.

L’histoire humaine et intellectuelle de Blaise Pascal s’inscrit dans le contexte historique et politique de l’absolutisme et le philosophe, qui en observe attentivement les mécanismes, a la capacité de saisir et de mettre en évidence les côtés sombres de la domination. La domination, par nature, tend à s’étendre et à exclure tous les autres. La domination naît de la force, se comporte de manière arbitraire, ne dialogue pas et n’écoute pas les besoins des autres.

D’une manière générale, selon Pascal, le pouvoir repose sur une double illusion : celle de ceux qui l’exercent et celle de ceux qui le subissent, à savoir la croyance qu’il repose sur les mérites de ceux qui le détiennent et qui sauront le gérer correctement (du moins dans l’espoir des subordonnés).

Pour illustrer la dynamique de tromperie et d’assujettissement sur laquelle se construit la domination, Pascal a recours à un apologue contenu dans les Trois discours sur la condition des grands, prononcés par Pascal à des fins pédagogiques vers 1660 pour le duc de Chevreuse, Charles-Honoré d’Albert (1646-1712), qui était conseiller de Louis XIV et gendre du ministre des finances Colbert. Cet apologue raconte que, à cause d’un banal échange de personne, des hommes attribuent la royauté et les honneurs à la mauvaise personne.

Le faux roi de l’histoire, honoré par des gens qui se trompent sur son identité, est la métaphore de l’essence même du pouvoir : il n’est presque jamais le résultat du mérite, mais plutôt d’un nom de famille, de biens et de richesses hérités, sinon vraiment volés, usurpé et maintenu par caprice, par arbitraire et par commodité. Ce sont les coutumes humaines qui établissent ce qui est bien et ce qui est mal après la naissance d’une institution. Pascal, à ce sujet, écrit :

Ainsi tout le titre par lequel vous possédez votre bien n’est pas un titre de nature, mais d’un établissement humain. Un autre tour d’imagination dans ceux qui ont fait les lois vous auroit rendu pauvre ; et ce n’est que cette rencontre du hasard qui vous a fait naître avec la fantaisie des lois favorables à votre égard, qui vous met en possession de tous ces biens. [4]

Au sein de ce système politique généralement admis, dans lequel les corps sociaux restent rigidement séparés (puissants et sujets), l’espoir de ceux qui subissent le pouvoir est que les puissants exercent leurs prérogatives avec équilibre, pour ne pas sombrer dans la tyrannie. Pascal écrit :

mais n’abusez pas de cette élévation avec insolence, et surtout ne vous méconnaissez pas vous-même en croyant que votre être a quelque chose de plus élevé que celui des autres[5].

Conclusion

La tyrannie est le désir démesuré d’outrepasser les limites de l’autorité, débouchant sur des domaines dans lesquels elle n’a aucune pertinence et, par conséquent, ne fonctionne pas, tout en se faisant des illusions sur ce qu’elle fait. Le tyran croit qu’il brille de sa propre lumière (“Je suis, donc…”).

Au début de sa réflexion sur le sujet, Pascal note qu’il existe différents ordres de réalité : le beau, le bon, le fort, le vrai, qui agissent chacun dans leur domaine et selon leurs modalités propres. Il y a souvent confusion entre ces différents domaines et donc des litiges entre les hommes. Dans le 22e Provincial, il avait déjà affirmé que la force et la vérité sont d’un ordre différent et que, par conséquent, elles ne peuvent rien l’une contre l’autre. De ces premières réflexions émerge la notion centrale de tyrannie comme volonté de déborder l’autorité d’un ordre sur un autre. Dans la deuxième partie de sa réflexion, Pascal étend la notion de tyrannie à tous les domaines de la politique, de la science et même de l’esthétique.

Dans une autre partie des Pensées[6], le philosophe affirme que tout le monde veut dominer sur tout, être les tyrans de tous les autres. Cette libido dominandi, c’est-à-dire ce désir de domination, apporte avec elle la rivalité et la haine. La convoitise et la force sont les origines de toutes nos actions.[7].

Il ne faut pas oublier que dans les Trois discours sur la condition des grands, Pascal répète (troisième discours) que les membres du corps politique “sont pleins de concupiscence”. Le désir de domination est transversal à toutes les conditions sociales, touche tous les êtres humains et est animé par la convoitise[8].

Au contraire, l’imagination égare les gens comme les sages, car elle est « la partie dominante de l’»[9].

Ces forces agissent au sein de groupes humains, qui ont chacun leur propre petit ou grand pouvoir ; ce qui implique une séparation des autres groupes, un manque de compréhension avec les autres. C’est pourquoi Pascal dit au seigneur (deuxième des Discours sur la condition des grands) :

Si vous êtes duc et honnête homme, je rendrai ce que je dois à l’une et à l’autre de ces qualités. Je ne vous refuserai point les cérémonies que mérite votre qualité de duc, ni l’estime que mérite celle d’honnête homme. Mais si vous étiez duc sans être honnête homme, je vous ferais encore justice ; car en vous rendant les devoirs extérieurs que l’ordre des hommes a attachés à votre naissance, je ne manquerais pas d’avoir pour vous le mépris intérieur que mériterait la bassesse de votre esprit.

Dans le troisième des Discours sur la condition des grands, Pascal ajoute :

Mais en connaissant votre condition naturelle, usez des moyens qu’elle vous donne, et ne prétendez pas régner par une autre voie que par celle qui vous fait roi. Ce n’est point votre force et votre puissance naturelle qui vous assujettit toutes ces personnes. Ne prétendez donc point les dominer par la force, ni les traiter avec dureté. Contentez leurs justes désirs ; soulagez leurs nécessités ; mettez votre plaisir à être bienfaisant ; avancez-les autant que vous le pourrez, et vous agirez en vrai roi de concupiscence.

Ainsi, la violence originelle a permis de bâtir des villes et, paradoxalement, l’amour-propre, tant du dominateur que du dominé, assure la pérennité de la société, car nous sommes prêts à renoncer à notre liberté en échange de la sécurité. Et aussi parce que le pouvoir monarchique repose sur la force de l’épée et sur le droit de conquête qui en résulte, comme Bodin l’a déjà reconnu. A cet égard, Gérard Ferreyrolles affirme affirme qu’il est nécessaire que «« la force et l’imagination soient ensemble pour constituer l’État de droit, mélange de consentement et de contrainte, de libertés et de nécessités ».[10]

Pascal est conscient que tout pouvoir est le résultat d’une contingence historique et rappelle au duc de Chevreuse (dernière partie du troisième discours) que la vraie grandeur consiste à ne pas prétendre dominer par la force et la dureté, mais à suivre la charité et la voie de Dieu :

Il y a des gens qui se damnent si sottement, par l’avarice, par la brutalité, par les débauches, par la violence, par les emportements, par les blasphèmes ! Le moyen que je vous ouvre est sans doute plus honnête ; mais en vérité c’est toujours une grande folie que de se damner ; et c’est pourquoi il ne faut pas en demeurer là. Il faut mépriser la concupiscence et son royaume, et aspirer à ce royaume de charité où tous les sujets ne respirent que la charité, et ne désirent que les biens de la charité. D’autres que moi vous en diront le chemin : il me suffit de vous avoir détourné de ces vies brutales où je vois que plusieurs personnes de votre condition se laissent emporter faute de bien connaître l’état véritable de cette condition[11].

NOTES


[1] Blaise Pascal, Pensées, texte de Philippe Sellier, Le livre de poche, Paris 2000.

[2] Louis Marin, Le Portrait du roi, Les Éditions de Minuit, Parigi 1981, p. 23-41.

[3] Louis Marin, Le Portrait du roi, Les Éditions de Minuit, Paris 1981,p. 25.

[4] Ibidem, p. 383.

[5] Ibidem, p. 384.

[6] Pensées, fragment 597, éd. Lafuma.

[7] Pensées, fragment 97, éd. Lafuma.

[8] Les Discours sur la condition des grands sont en ligne dans leur intégralité ici :

https://fr.wikisource.org/wiki/Pascal_%C5%92uvres_compl%C3%A8tes_Hachette,_tome_2/Trois_discours_sur_la_condition_des_grands.

[9] Pensées, fragment 44, éd. Lafuma.

[10] Ferreyrolles G., Pascal et la raison du politique, PUF, Paris 1984, p. 290.

[11] Discorsi sulla condizione dei grandi, III, ultima parte, Éditions Hachette, Paris 1913, p. 19.

Bibliographie

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Lafuma L., Controverses pascaliennes, Éd. du Luxembourg, Paris 1952.

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  • Opere complete, textes français et latins en face, par M.V. Romeo, Bompiani, Milan 2020 ;
  • Pensées, opuscules et lettres, éd. Ph. Sellier, Classiques Garnier, Paris 2010 ;
  • Pensieri, traduzione, introduction et notes par P. Serini, Giulio Einaudi éditeur, Turin 1962 ;
  • Pensieri, nouvelle édition par Ph. Sellier selon “l’ordre pascalien”, traduction et introduction par B. Papasogli, Città Nuova Editrice, Rome 2013.
  • Trois discours sur la condition des grands, Hachette, Paris 1913, dans Œuvres complètes (1871), tome II (p. 15-19).

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Strowski F., Pascal et son temps, troisième partie, Plon, Paris 1923.

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